Jugements de vérité et jugements de valeur dans la convention européenne des droits de l'homme

AuthorPierre Lambert
PositionPrésident de l'Institut d'Études sur la Justice
Pages11-22

1. Il me sera permis, en préambule, de paraphraser Jean-Denis Bredin qui considère qu'il y a chez le juriste, du savant et de l'artiste, ce pourquoi d'ailleurs, il surprend l'un et l'autre: sa méticulosité besogneuse déçoit l'artiste; sa trop grande aisance à habiller le fait et à malmener la réalité pour qu'elle se soumette à son projet, inquiète l'esprit scientifique1.

De même, pourrais-je dire, chez le juge, il y a un homme de constats mais aussi un jongleur: le premier s'en tient méthodiquement aux faits qui lui sont soumis et en tire les conséquences voulues par la loi; le second les manipule à sa guise, faisant preuve souvent d'une grande imagination créatrice, eu vue de la sentence qu'il a décidé de rendre. Le premier rend un jugement de vérité qui est la constatation pure et simple du réel avec ses conséquences juridiques logiques, le second, un jugement de valeur qui, même s'il s'appuie sur des règles ou des principes de morale, d'esthétique ou de droit, exige une appréciation qui est nécessairement subjective2.

Un exemple tiré de ce qui est sans doute le plus célèbre des jugements de valeur rendus par un tribunal correctionnel. Son ancienneté n'enlève rien à son intérêt. Nous sommes en février 1898, Louise Ménard, âgée de vingt-deux ans, ne parvient pas à trouver un travail régulier, alors qu'elle a deux personnes à sa charge: sa mère et un bébé qu'elle a retenu d'une brève liaison avec un jeune homme parti au régiment. Elle a vainement imploré du crédit auprès de son cousin qui est boulanger, mais celui-ci s'est indigné: «quand on a fait la noce, on ne va pas en plus manger le pain des honnêtes gens». Le 22 février au soir, cela fait trente-six heures que ni sa mère, ni son fils, ni elle, n'ont rien mangé, lorsqu'elle aperçoit un beau pain de six livres qui la nargue à la vitrine de son cousin. Elle s'en empare et court chez elle avec son butin. Mais 1'honnête commerçant a vu la scène et n'entend pas être bravé chez lui; il se rend, sans attendre, à la gendarmerie porter plainte pour vol. La maréchaussée se rend immédiatement au domicile de la «fille Ménard» et constate que deux heures après le vol, le pain a été dévoré aux trois quarts.

Louise Ménard est citée à comparaitre le 4 mars suivant devant le tribunal correctionnel de Château-Thierry (à l'époque, la justice pénale ne traînait pas). La réputation du juge qui préside le tribunal n'est pas de nature à la rassurer: on le dit, anticlérical militant - ce qui, à l'époque déjà, était mal considéré - et peu porté à l'indulgence; c'est ainsi qu'il considère la nouvelle loi sur le sursis commePage 13dangereuse car elle constitue à ses yeux, un véritable encouragement à un premier délit, alors que la criminalité ne cesse d'augmenter. L'audience se déroule rapidement; le président donne aussitôt lecture de son jugement:

Attendu que Louise Ménard, prévenue de vol, reconnaît avoir pris un pain dans la boutique du boulanger;

Qu'elle a, à sa charge un enfant de deux ans pour lequel personne ne lui vient en aide et que, depuis un certain temps, elle est sans travail malgré ses recherches pour s'en procurer;

Qu'au moment où elle a pris un pain chez le boulanger, elle n'avait pas d'argent et que les denrées qu'elle avait reçues étaient épuisées depuis trente-six heures.

Telle est la vérité des faits auxquels la loi prévoyait une sanction, l'appréciation du juge se limitant à en apprécier l'importance. C'eût été un jugement de vérité. En l'occurrence, c'est un jugement de valeur qui est rendu:

Attendu qu'il est regrettable que dans une société bien organisée, un des membres de cette société, surtout une mère de famille, puisse manquer de pain autrement que par sa faute;

Que, lorsqu'une pareille situation se présente,..., le juge peut et doit interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi.

Attendu que la faim est susceptible d'enlever à tout être humain une partie de son libre arbitre et d'amoindrir en lui, dans une grande mesure, la notion du bien et du mal;

Qu'un acte, ordinairement répréhensible, perd beaucoup de son caractère frauduleux lorsque celui qui le commet n'agit que poussé par l'impérieux besoin de se procurer un aliment de première nécessité;

Que l'intention frauduleuse est encore bien plus atténuée lorsque, aux tortures aiguës résultant d'une longue privation de nourriture, vient se joindre le désir si naturel chez une mère de les éviter au jeune enfant dont elle a la charge;

Qu'il en résulte que tous les caractères de 1'appropriation frauduleuse, librement et volontairement perpétrée, ne se retrouvent pas dans le fait accompli par Louise Ménard;

Qu'i1 y a lieu, en conséquence, de renvoyer la prévenue des fins des poursuites sans dépens 3 .

J'oubliais de préciser que le juge était le président Maynaud, à juste titre connu depuis lors sous l'appellation de «bon juge»4. Page 14

2. De nombreux exemples analogues de jugements de valeur pourraient être cités, notamment chaque fois qu'il appartient au juge d'apprécier un «état de nécessite», une balance des intérêts ou encore de faire application du principe de proportionnalité dont l'irrésistible ascension a été décrite"5, tandis que ces notions nouvelles se répandaient l'une et l'autre dans la culture des juridictions comme une trainée de poudre, au cours des années 1970-19806.

Chaque jugement s'appuie nécessairement, au premier chef, d'abord sur ce que le juge appelle traditionnellement «1'exposé des faits». Cet exposé est-il, sans conteste, l'expression de la vérité? Ne contient-il pas déjà une sélection subjective car selon Théodore Ivainer, «il ne sert pas constater un rapport de vérité mais à le constituer»7.

Il est bien connu que dès qu'un juge aborde un dossier et en lit les pièces ainsi que les écrits de procédure - dans cet ordre ou dans l'ordre inverse - il se forge déjà un pré-jugement en vue de la solution qu'il envisage. Et lorsqu'il entend les plaideurs, il doit bien constater que leurs interventions n'ont aucunement pour but d'atteindre la vérité mais de présenter la cause qu'ils défendent sous un jour qui la fasse apparaître comme juste dans l'esprit du juge. Chacun d'eux, en principe avec une entière bonne foi, défend «sa» vérité dans l'espoir qui n'est pas inavouable, d'influencer l'appréciation des faits par le juge.

Ce qui amène à se demander qu'est-ce, en définitive, que la vérité. Pascal soulignait déjà que «les choses sont vraies ou fausses selon la face par où on les regarde»8. Les faits eux-mêmes au départ desquels le juge construit son raisonnement, constate un haut magistrat, sont déjà infectés de subjectivité, car le juge ne les aborde qu'à travers une pluralité de discours tendancieux9, ce qui fait dire à Ivainer que je cite à nouveau, que les faits pertinents sont moins une constatation qu'une construction de l'esprit10.

On serait tenté d'en conclure que les jugements de vérité ne sont qu'une fiction au même titre que la vérité judiciaire car les mêmes faits peuvent donner lieu à des appréciations et des interprétations différentes. Il n'existerait dès lors que desPage 15jugements de valeur. Comme le déclarait Simone Rozès qui exerça durant plusieurs années, la charge de la Première présidence de la Cour de cassation de France, «...pour le juge, la vérité (est) une (...) tension féconde vers les solutions les mieux adaptées à l'environnement historique, social, humain pour lesquelles elles sont trouvées»11.

Un exemple, tiré cette fois, de la jurisprudence relativement récente du Conseil d'Etat de France met en évidence ce phénomène à l'occasion d'une affaire où les faits et le droit n'étaient guère contestables, et où les décisions rendues ont reposé exclusivement sur des jugements de valeur, ce qui explique qu'elles furent abondamment controversées en doctrine. Je veux parler de la fameuse affaire du «lancer de nains»12.

Les faits sont connus: le maire d'une commune, faisant usage de ses pouvoirs de police municipale en vue d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique, a interdit un spectacle de «lancer de nains» prévu dans sa commune. «L'attraction» ainsi dénommée, consistait à projeter un nain le plus loin possible sur un tapis de réception au sol. Le Conseil d'Etat, saisi du recours contre la décision du tribunal administratif qui avait annulé l'arrêté du maire, a cassé cette décision. Sur les remarquables conclusions du commissaire du gouvernement, M. Frydman, la Haute juridiction administrative a élargi la notion d'ordre public qui se définissait traditionnellement jusqu'alors au sens d'un ordre matériel consistant dans l'absence de troubles à la sécurité, à la tranquillité et à la salubrité publiques. Elle a considéré que «l'autorité investie du pouvoir de police municipale peut, même en l'absence de circonstances locales particulières, interdire une attraction qui porte atteinte au respect de la dignité de la personne humaine», ce qui résulte de 1'utilisation comme «projectile d'une personne affectée d'un handicap physique et présentée comme telle». La société organisatrice de cette attraction affirmait ne voir, pour sa part, rien de choquant dans un tel spectacle, ce que le nain confirmait en faisant valoir en outre qu'il vivait précédemment dans la solitude et se trouvait au chômage alors que son engagement lui avait permis de s'intégrer à une troupe de spectacle, de s'assurer un revenu et ainsi de nourrir pour la première fois de sa vie de véritables ambitions avant que le rêve ne se brise par l'effet précisément des mesures d'interdiction du spectacle qui le rendait à son état initial.

Le Conseil d'Etat aurait pu, comme l'avait fait avant lui, le tribunal administratif, se contenter de considérer que l'arrêté du maire pris, ainsi qu'en témoignaient ses visas, dans le cadre des pouvoirs de police générale, ne se rattachait à aucune des...

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