Edouard Lambert, Théoricien de la Jurisprudence Sociologique

AuthorStéphane Caporal
PositionProfesseur d'Université de Saint-Etienne
Pages185-218

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Edouard Lambert (1866-1947) appartient à la dernière génération des professeurs de droit généralistes. En 1893, il soutient devant la Faculté de droit de Paris une thèse sur la stipulation pour autrui1 et en 1896, il est reçu major au concours d'agrégation des Facultés de droit. Il s'agit du dernier grand concours autrement dit du dernier concours unique destiné à assurer indistinctement le recrutement de tous les professeurs de droit2 et Lambert y a choisi l'histoire du droit comme « sujet spécial »3. Professeur à la Faculté de droit de Lyon, il y est chargé du « cours complémentaire d'histoire du droit français »4 et enseignera les disciplines historiques durant de longues années. C'est seulement en 1921 qu'il inaugurera dans cette même Faculté de Lyon la chaire de droit comparé5. D'abord historien du droit donc et bien sûr éminent comparatiste c'est également un civiliste réputé6, unPage 186commercialiste de talent et un travailliste précurseur. Parfois enfin il se fait publiciste.

Publiciste, certes occasionnel mais avec un succès magistral. Rappelons la nouveauté que constitua à sa sortie en 1921 Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux Etats-Unis.1. S'il ne fut point trop repris par les auteurs de droit constitutionnel, à l'exception notable de Duguit et Hauriou2, l'ouvrage ne se contentait pas de décrire le système américain du judicial review. Sept ans avant la thèse de Charles Eisenmann3, il proposait une approche théorique du contrôle de constitutionnalité des lois, en présentait les avantages, en dénonçait les dangers. Le projet d'une cour spéciale paraissant définitivement écarté, il envisageait audacieusement les interprétations qui permettraient au juge ordinaire de contrôler les lois françaises sur le fondement de la Déclaration de 1789. Certes, c'était pour les critiquer car l'ouvrage se voulait une vigoureuse mise en garde politique contre les risques du contrôle juridictionnel des lois et un avertissement solennel contre l'éventuelle transposition en France du modèle américain. Néanmoins, on peut y déceler au fil des pages une attention bienveillante pour le travail d'un juge formé à la sociological jurisprudence. De ce point de vue, il paraît mériter d'être replacé dans l'ensemble des publications de Lambert pour recevoir un éclairage un peu différent de celui du courant largement majoritaire qui y voit essentiellement un pamphlet4. Après plus de trois quarts de siècle, cette étude demeure aujourd'hui encore une référence essentielle de la doctrine constitutionnelle.

Si l'on connaît la contribution de Lambert au droit constitutionnel, on mesurePage 187généralement moins bien l'influence qu'il a exercée sur la doctrine administrativiste à travers l'introduction en France de la théorie du standard et de la directive. Des écrits de Maurice Hauriou, très élogieux à l'égard de Lambert, à la thèse d'anthologie de M. Stéphane Rials sur Le juge administratif français et la technique du standard1, la doctrine administrativiste doit beaucoup à cette théorie. Qu'ils laissent, ou pas, apercevoir l'influence du professeur lyonnais, de nombreux travaux de droit administratif et aujourd'hui de droit international public, témoignent de l'importance et de la vitalité de la théorie du standard2 donnant définitivement tort sur ce point à Roger Latournerie qui écrivait en 1952 que «la notion de standard paraît étrangère à notre droit public»3.

Au cours de sa carrière, Lambert en viendra à privilégier de plus en plus la recherche centrée sur des «faits juridiques» qui évoquent irrésistiblement, sinon volontairement, les «faits sociaux» de Durkheim. Porter attention non seulement aux textes législatifs et aux décisions judiciaires - la jurisprudence -, mais encore à l'ensemble des actes, arbitrages, contrats-types et de toute la pratique qui forme ces faits juridiques, telle est l'ambition que Lambert propose aux juristes. Une ambition qui suppose de considérer ces faits juridiques dans le milieux social où il se manifestent, en s'appuyant sur la sociologie, la psychologie et surtout l'économie, car c'est en définitive l'activité économique qui détermine le développement du droit moderne dominé par le phénomène de l'industrialisation.

La ville de Lyon, par ses orientations industrielles qui en font une des places internationales du commerce de la soie, se prête parfaitement à ce projet. Elle le détermine peut-être même dans la mesure où - c'est l'hypothèse que l'on formera ici -, l'émergence d'une doctrine dépend de conditions existentielles parmi lesquelles l'environnement local appréhendé dans ses multiples dimensions sociale, économique, affective voire géographique et même climatique pour emprunter à Montesquieu. Maurice Hauriou, correspondant de Lambert dont il partageait l'intérêt pour le droit comparé et la sociological jurisprudence, trouvait dans sa cité toulousaine une source d'inspiration et l'on sait l'importance des discussions avec Jaurès aux terrasses des cafés de la place Wilson4. Léon Duguit, dont on connaîtPage 188l'investissement dans la vie bordelaise1 et les fructueux échanges avec Durkheim ne devait-il pas une partie de ses réflexions de sociologie juridique à la ville dans laquelle il professait2 ? Les maîtres de Nancy de Raymond Carré de Malberg à François Gény auraient-ils eu à l'égard de la doctrine allemande cette posture très particulière, faite d'emprunts constants et de rejets affirmés, si leur pensée n'avait pris naissance à l'ombre des épées, dans le souvenir douloureux de la défaite, à proximité de l'Alsace-Moselle occupée? Concernant Carré de Malberg, Olivier Beaud a d'ailleurs mis en évidence, les rapports entre sa biographie et la formation de sa doctrine3.

Dès lors, on peut admettre que Lambert trouve dans la vie lyonnaise des éléments lui permettant de construire, en partie du moins, sa conception du droit comme science sociale. En plusieurs circonstances, il fait état des rapports entre le milieu local et ses recherches dans diverses branches du droit ainsi parfois que son engagement personnel. Sans détailler le contenu d'une abondante bibliographie en droit du commerce, de l'arbitrage et du travail, on rappellera l'imposante recherche empirique (trois volumes) faite sous sa direction par un de ses élèves japonais, Masaichiro Ishizaki, sur le commerce de la soie à Lyon4 de même qu'une activité, de lobbying au profit du droit comparé auprès d'élus lyonnais. Ainsi, la dernière page du gouvernement des juges comporte un hommage appuyé à « la persévérance du rapporteur du budget de l'Instruction publique, M. Edouard Herriot » qui a fait inscrire dans la loi de finances de 1921 «les crédits nécessaires à la création d'une chaire de droit comparé»5.

Sur son engagement personnel au plan local, on évoquera, à titre d'exemple, une brochure sur Les inégalités de classe en matière d'électorat politique, à propos de la révision des listes électorales dans le Rhône en 1906, qui a pour origine une conférence prononcée à Fontaine-sur-Saône devant une section de la Ligue des droits de l'homme6. Lambert y explique comment il a apporté son aide à certainsPage 189habitants de sa commune de Collonges-au-Mont-d'Or auxquels on refusait l'inscription sur les listes électorales. Cette brochure fourmille de termes à forte charge idéologique et les mots: bourgeoisie, réactionnaires, patrons, ouvriers, prolétaires, travailleurs etc. reviennent fréquemment dans un contexte qui ne laisse guère de doute quant aux orientations politiques de l'auteur ni à ses évidentes sympathies à l'égard de ce qu'il nomme le socialisme et les partis réformistes. Quinze ans plus tard dans le Gouvernement des juges, les positions politiques n'ont pas changé et justifient l'orientation de l'ouvrage. En revanche, il est certain qu'au moins jusqu'aux années 1930, il témoigne d'un réel intérêt pour «les manifestations de sympathie données dans les hautes sphères politiques et intellectuelles de l'Italie au droit comparé»1. Ses reproches vont plutôt aux pesanteurs des milieux universitaires italiens qui persistent à favoriser le droit romain au détriment du droit comparé.

Les méthodes qu'il préconise en matière de recherche, Lambert les prône également dans l'enseignement du droit. Il fait sien «le double idéal que s'est assigné l'école de droit de Columbia: présenter «l'étude du droit comme un aspect de l'organisation sociale», préparer les juristes, comme disent les Américains, au public service in law, ou, comme nous disons en France, à leurs tâches sociales»2. Car ici aussi, il s'agit de fournir aux futurs praticiens des connaissances et des méthodes qui leur permettront de dégager des solutions adaptées à la réalité de l'environnement socio-économique du droit. Cette ambition est en relation directe avec la fonction que Lambert attribue au juge de construire des solutions pour l'avenir à partir de la prise en considération des faits juridiques et non pas de modèles - législatifs ou jurisprudentiels - hérités du passé. Car, et c'est le deuxième aspect de la pensée de Lambert, il s'agit d'étendre presque à l'infini la pratique de ce que les juristes américains appellent sociological jurisprudence, et pour former au mieux ces futurs praticiens, le développement du droit comparé est indispensable.

Ainsi tout est lié: droit comparé et sociological jurisprudence forment le substrat du droit comme science sociale tant en matière de recherche (I) que d'enseignement (II) afin d'améliorer la...

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